Climat : promesses et limites des émissions négatives
Sous la plume de Pierre Veya, le Matin Dimanche du 5 janvier explore des nouvelles solutions technologiques au changement climatique. Ces technologies permettent de capter le dioxyde de carbone dans l’atmosphère afin de le neutraliser : en l’injectant dans des couches géologiques profondes, ou en l’utilisant pour la production de biens commercialement intéressants. Mais quels sont les défis éthiques soulevés par ces nouvelles technologies ?
Dans un contexte d’inertie politique, l’idée d’extraire et stocker les gaz à effet de serre (GES) par des technologies dites d’ « émissions négatives » rencontre un écho croissant (voir les exemples listés par le Matin Dimanche). Ces dispositifs technologiques pourraient permettre de contourner l’inertie actuelle des politiques de réduction tout en maintenant des températures mondiales sous le seuil de dangerosité. Sur les 116 scénarios construits par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) dans lesquels les températures mondiales sont maintenues en-dessous des 2°C d’ici 2100, 101 proposent le recours aux technologies d’émissions négatives. L’Accord de Paris sur le climat a pris au sérieux la notion d’émissions négatives. Son objectif n’est pas la réduction drastique des émissions de GES, mais l’équilibre entre les émissions globales et des puits de carbone « renforcés ».
Illustrons les implications des technologies d’émissions négatives avec la start-up suisse Climeworks, fondée en 2010 par deux ingénieurs de l’EPFZ. Cette entreprise écrit sur son site que pour compenser l’insuffisance des mesures politiques actuelles, « une élimination supplémentaire de CO2 de l’atmosphère sera nécessaire ». Parmi les différentes technologies possibles, les ingénieurs de Climeworks ont opté pour la capture directe de CO2 dans l’air ambiant : ils utilisent des filtres à réaction chimique qui extraient le CO2 de l’air. Ils vendent ensuite le CO2 pur sur des marchés intéressés par ce produit comme l’industrie alimentaire, le secteur de l’agriculture et celui de l’énergie, ce qui permet de faire du profit. Si pour le moment l’installation ne capture qu’une part insignifiante du CO2 de l’atmosphère, elle vise une capture de 1% des émissions mondiales d’ici 2025.
Bien que l’idée de faire du chiffre d’affaire tout en contribuant à la lutte contre le changement climatique soit très séduisante, il faut cependant prendre un peu de recul et s’interroger sur les possibles limites de ce type d’innovation technologique. J’expose ici une de ces limites, mais nous pouvons en trouver beaucoup d’autres dans la littérature scientifique. Cette limite porte sur les interactions entre mesures d’émissions négatives et mesures de réduction des émissions, particulièrement sur la possibilité que les premières viennent court-circuiter les secondes.
Un problème de compensation
Partons de l’objectif des technologies d’émissions négatives. Elles ne visent pas à réduire les émissions de GES à la source (énergie, agriculture, déforestation), mais à réduire la concentration dans l’atmosphère du CO2 ayant déjà été émis (BECCS, fertilisation des océans, extraction du CO2 de l’air). Pour cette raison, elles ne s’attaquent pas à la racine du problème climatique. Prendre le mal à la racine reviendrait en effet à modifier drastiquement nos habitudes et nos modes de vie. Réduire efficacement et rapidement les émissions à l’origine du problème impliquerait de grands efforts de la part des producteurs dans les secteurs de l’énergie, de l’agriculture et de la foresterie, mais également de profondes modifications dans les habitudes des consommateurs, notamment prendre beaucoup moins souvent la voiture et l’avion, cesser de consommer de la viande et des produits laitiers et faire moins d’enfants. Or, aucune technologie d’émissions négatives n’a de telles implications ; au contraire, ces technologies ont tendance à éloigner les producteurs et les consommateurs de la nécessaire remise en question de leurs habitudes. J’écris « nécessaire », parce que les émissions négatives ne pourront jamais suffire à elles seules pour maintenir les températures mondiales en dessous du seuil de dangerosité : la principale manière de faire face au problème climatique est (et sera) toujours de réduire les émissions à la source, ce qui ne peut se faire sans changer nos habitudes et modes de vie.
Mais pourquoi les mesures de réduction d’émissions et celles d’émissions négatives ne seraient-elles pas conciliables ? Au fond, quasiment aucun défenseur des émissions négatives n’estime qu’il faille remplacer les premières par les secondes. Ils estiment simplement que les premières seront insuffisantes pour éviter une élévation dangereuse des températures mondiales. Le problème est qu’ils ont tendance à sous-estimer les effets potentiels de compensation entre les deux types de mesure. Quand un dispositif technologique s’attaque à un problème complexe dont les solutions remettent en question nos modes de vie et nos habitudes, nous avons naturellement tendance à préférer miser sur la technologie pour éviter l’inconfort accompagnant la remise en question. Même si les technologies d’émissions négatives ne sont pas encore suffisamment développées pour avoir un impact significatif sur le problème climatique, la simple perspective d’une solution technologique peu coûteuse peut rendre beaucoup de politiciens, de producteurs et de consommateurs moins enclins à faire des efforts de réduction. Autrement dit, la perception des technologies d’émissions négatives comme une option viable peut miner la volonté de réduire les émissions. Si une seule start-up comme Climeworks ne suffit pas à enclencher ce phénomène, l’agrégation de ses projets à ceux d’autres entreprises du même type comme Carbon Engineering au Canada et Soletair en Finlande pourrait y contribuer.
Quand un dispositif technologique s’attaque à un problème complexe dont les solutions remettent en question nos modes de vie et nos habitudes, nous avons naturellement tendance à préférer miser sur la technologie pour éviter l’inconfort accompagnant la remise en question.
Le problème est donc le suivant : les scénarios de réduction les plus ambitieux pourraient être manqués parce qu'un ensemble de mesures en apparence moins exigeant avec des niveaux plus élevés d'émissions et une dépendance substantielle aux émissions négatives semble plus attrayante. Supposer que des technologies d’émissions négatives efficaces et utilisables à large échelle seront disponibles dans un futur proche permet de justifier des cibles peu ambitieuses de réduction. Si ces technologies ne sont pas assez efficaces, ou trop coûteuses, ou trop énergivores, ou si des avaries techniques ou des problèmes non anticipés les rendent inopérantes, dans tous ces cas nous nous retrouverions avec des concentrations atmosphériques de gaz à effet de serre beaucoup trop élevées, et nous serions dans l’impossibilité de faire marche arrière et de réparer les dégâts.
Réconcilier technologie et climat
Certaines innovations technologiques sont nécessaires pour lutter contre le changement climatique. Une humanité à plus de 7,5 milliards d’individus aujourd’hui, et à près de 10 milliards à l’horizon 2050, ne pourra pas se passer de mesures technologiques, tant pour réduire ses émissions que pour s’adapter aux impacts climatiques. Vu le budget carbone très restreint pour éviter un réchauffement supérieur à 2°C, il devient également de plus en plus difficile de nier l’utilité de l’innovation technologique en matière d’émissions négatives. Il convient cependant de réfléchir, dès la phase de recherche et développement, aux mesures permettant d’éviter des phénomènes tels que l’effet de compensation. Une idée serait de développer des partenariats entre les start-ups développant des technologies d’émissions négatives et des start-ups développant des technologies de réduction d’émissions de gaz à effet de serre. Climeworks mentionne une collaboration possible avec des entreprises produisant des carburants neutres en carbone à partir du CO2 concentré extrait de l’air. Ce type d’initiative pourrait réduire les probabilités de l’effet de compensation en montrant l’importance du développement des technologies de réduction.
Nous sommes dans un temps marqué à la fois l’urgence de l’action et notre maîtrise limitée des nouvelles technologies. Tandis que l’efficacité des politiques de réduction d’émissions est prouvée depuis de longues décennies, celle des technologies d’émissions négatives est très incertaine. Plus nous attendons avant de réduire les émissions globales, plus nous augmentons notre dépendance et celle des générations futures aux technologies d’émissions négatives – et plus nous risquons de passer des points de basculement dans le système Terre pouvant plonger l’humanité et les autres êtres vivants dans une trajectoire de réchauffement abrupt.
Dr. Michel Bourban, auteur de "Penser la justice climatique" PUF