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Plaidoyer pour une éthique de la créativité

L’éthique et l’innovation entretiennent une relation compliquée. Les débats actuels sur les technologies liées à la digitalisation, l’intelligence artificielle et le Big Data en sont un parfait exemple. Afin de porter cette relation à un nouveau niveau, où éthique et innovation peuvent œuvrer en une complémentarité fructueuse, il est nécessaire de développer une éthique de la créativité.

Le discours ambiant vis-à-vis des défis éthiques en matière d’innovation oscille entre admiration technologique, opportunités économiques et sourdes craintes quant au futur du travail, de la société ou même de l’espèce humaine. Dans cette étrange ambiance, beaucoup font le même constat: il faut parfois savoir dire «stop». Et ce «stop» vient souvent de l’éthique.

Si la législation semble toujours en retard, le recours à l’éthique est utilisé comme outil de fortune pour chercher à stopper un développement perçu comme funeste. Cette éthique de l’interdiction fait partie du quotidien des acteurs économiques. Lorsqu’une entreprise active par exemple dans le Big Data se lance dans une réflexion éthique, on peut parier que les débats conduiront à un code de conduite identifiant ce qui est éthiquement indéfendable. Comprenez par là les pratiques qui sont en contradiction avec les valeurs de l’entreprise ou qui pourraient nuire à sa réputation. Ce code de conduite éthique sera intégré dans le programme de compliance et appliqué par les juristes de l’entreprise.

Créativité et inspiration

Cette éthique de l’interdiction clarifie, protège, parfois soulage mais surtout elle enferme. Une autre éthique est toutefois possible. Il n’est pas ici question des débats millénaires entre utilitarisme et éthique des valeurs, mais bien de la vision générale de l’éthique comme outil de réflexion et d’action. Si elle ne vise pas uniquement l’interdiction, l’éthique peut se pratiquer comme une recherche de créativité et d’inspiration. Cette éthique se construit alors sur des mouvements de va-et-vient entre valeurs, choix et comportements.

L’éthique de la créativité repose sur la conviction que la recherche de cohérence paie à moyen et long terme. Les collaborateurs ne peuvent donner le meilleur de leur potentiel en étant sans cesse en porte-à-faux avec leurs convictions.

Lorsqu’une entreprise se lance dans cette interrogation éthique, elle doit tout d’abord identifier ses valeurs fondamentales. Où sont les convictions des collaborateurs et comment souhaitent-ils les mettre en œuvre? Comment intègrent-ils le caractère imprévisible, ouvert, «disruptif» de leurs actions? Comment gérer les conflits de valeurs entre les choix commerciaux et les implications sociétales, par exemple le renforcement d’une société de la surveillance digitale? Cette réflexion fondamentale nous emmène sur le terrain de l’idéal, parfois loin de nos questions toujours «urgentes». On y croise allègrement la justice, la liberté, la transparence, la solidarité, la responsabilité. Autant de concepts qui nous obligent à un effort salutaire: ouvrir la fenêtre de nos quotidiens pour se plonger dans les fondements de nos engagements, le «pourquoi» de nos choix. Inutile d’espérer se mettre d’accord sur une définition détaillée de ces valeurs. Le vrai défi sera de trouver une grammaire commune pour sans cesse les appréhender à neuf. En ce sens, l’éthique de la créativité ne peut être que participative.

Nouveaux «laboratoires»

Une fois ces fondements identifiés aussi clairement que possible, commence alors le mouvement de va-et-vient avec les choix concrets de l’entreprise. Cette recherche de cohérence conduit l’entreprise à redécouvrir ses fondements, à peut-être faire évoluer son offre de prestations et ses pratiques commerciales, ou encore à remotiver ses collaborateurs. Bien sûr, cette éthique peut déboucher sur certaines interdictions, mais elle ne s’y limite pas. Son intérêt fondamental se trouve dans la créativité qu’elle libère. L’éthique de la créativité repose sur la conviction que cette recherche de cohérence paie à moyen et long terme. Les collaborateurs ne peuvent donner le meilleur de leur potentiel en étant sans cesse en porte-à-faux avec leurs convictions.

Dans cette éthique de la créativité, le rôle du philosophe évolue sensiblement. Il n’est plus un expert de compliance, invité à une séance du conseil d’administration pour aider à identifier l’interdit. Il doit se faire curateur et facilitateur de la procédure éthique. L’image d’un «laboratoire» d’éthique paraît particulièrement parlante. Le laboratoire est un lieu de création et d’inventivité où se rencontrent différentes compétences. C’est également le lieu où l’on teste sans cesse, corrigeant et réparant une erreur, puis retournant à ses occupations. Grâce à cette image du laboratoire, éthique et innovation pourraient pacifier leur relation compliquée. Repenser l’éthique comme créativité et inspiration permettrait d’ouvrir de nouveaux horizons. Aux éthiciens d’ici et d’ailleurs de créer de nouveaux «laboratoires» et d’inviter chacune et chacun à venir y travailler.

Paru dans « Le Temps », 19 février 2018. Version intégrale